A propos d’histoire

    L’histoire est un enjeu dans la bataille des idées, la bourgeoisie et ses servants l’ont bien compris… Et nous ?
Le philosophe italien marxiste Domenico Losurdo écrivait « Il faut se souvenir de la leçon méthodologique que Marx nous a léguée dans le domaine intellectuel et moral. La mémoire historique est l’un des deux terrains fondamentaux où se mène la lutte des classes au plan idéologique ».
(Fuir l’histoire ? éd. Delga et Temps des Cerises, 2007)
À ce propos aussi, Benoît Bréville, historien et directeur du Monde Diplomatique nous livre son analyse sur l’histoire ou comment pendant les commémorations de la fin de la 2nde guerre mondiale on travestit la réalité historique pour des raisons politiciennes en lien avec la guerre en Ukraine.

Assauts contre l’histoire

Éditorial, par Benoît Bréville ; Le Monde Diplomatique, juin 2023.

Quiconque découvrirait la seconde guerre mondiale à l’aune de ses commémorations en 2023 n’y comprendrait pas grand-chose. Le 27 janvier, le directeur du Musée d’Auschwitz célébrait l’anniversaire de la libération du camp sans inviter ses libérateurs. La Russie a bien été évoquée lors du discours protocolaire, mais seulement pour comparer Auschwitz et la guerre en Ukraine — « une fois encore, des innocents sont tués en masse en Europe ». Le 25 avril, le président néofasciste du Sénat italien, M. Ignazio La Russa, a lui aussi fêté la libération de son pays en fustigeant Moscou. En visite à Prague ce jour-là, il s’est recueilli devant le Mémorial Jan Palach (1), puis il a visité un camp de concentration nazi. « Une tentative mesquine de jeter dans le même chaudron “tous les totalitarismes du XXe siècle”, dans une nuit où toutes les vaches sont noires, au point qu’on finit par ne plus voir de vaches du tout », a commenté la philosophe et journaliste Cinzia Sciuto (2).

Qui peut en effet percevoir, à la vue de ces cérémonies, que la plus gigantesque défaite infligée aux troupes de la Wehrmacht le fut à Stalingrad ? Que onze millions de soldats soviétiques sont tombés au combat contre l’Allemagne, sans parler des quinze millions de civils tués ? Il y a soixante ans, le président américain John F. Kennedy admettait sans rechigner qu’« aucune nation dans l’histoire des guerres n’a autant souffert que l’Union soviétique au cours de la seconde guerre mondiale (3)  ». Nul dirigeant occidental ne se risque plus à un tel constat. Invasion de l’Ukraine oblige, toute mention favorable à l’Union soviétique ou à la Russie est désormais prohibée.

Depuis un an, une vague révisionniste balaie l’Europe.
À l’Est, des rues dont le nom n’avait pas changé après la chute du Mur sont débaptisées par centaines, des statues déboulonnées, des édifices rasés. Non contente d’avoir détruit à Riga un obélisque de quatre-vingts mètres dédié à la victoire de l’Armée rouge sur les nazis, la Lettonie a répertorié soixante-neuf autres vestiges commémoratifs de ce type qu’elle compte démolir. La liste estonienne comporte plus de quatre cents sites, tandis qu’en Lituanie la purge s’étend aux œuvres réalisées par des artistes nationaux soupçonnés de sympathie avec le communisme (4). Le passé figure parmi les victimes de la guerre en Ukraine, où des mercenaires russes tatoués de croix gammées prétendent mener une opération de « dénazification ». À chacun ses manipulations…

À l’Ouest, la bataille mémorielle se joue dans les Parlements. Imitant leurs homologues allemands et européens, les députés français ont adopté, le 28 mars, à la demande de Kiev, une résolution reconnaissant le caractère « génocidaire » de la famine ukrainienne de 1932-1933. Un acte « important pour entretenir le soutien des opinions publiques occidentales, lequel est déterminant pour l’issue du conflit armé [en Ukraine] », justifient ses promoteurs. Le sujet ne fait pourtant pas consensus parmi les spécialistes, qui débattent du caractère ciblé et ethnique de cette famine, comme de son aggravation intentionnelle et de son ampleur.

Mais, quand il s’agit de condamner Moscou, l’histoire n’est qu’une arme de plus.

Benoît Bréville

(1) Du nom d’un étudiant qui s’est immolé par le feu en janvier 1969 pour protester contre l’occupation soviétique en Tchécoslovaquie.
(2) Cinzia Ciuto, « La destra che ha paura del 25 aprile », MicroMega, 24 avril 2023.
(3) Discours à l’Université américaine de Washington, 10 juin 1963.
(4) Adam J. Sacks, « Equating the Soviet Union with nazi Germany is terrible history », Jacobin, New York, 27 janvier 2023.